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Social,Vie des affaires

Obligation de loyauté / Concurrence déloyale

Création d'une société concurrente par un ancien salarié : partir avec le fichier clients, c'est déjà de la concurrence déloyale

Si un salarié part avec le fichier clients de son employeur et crée une société concurrente, celle-ci peut être condamnée pour concurrence déloyale. Peu importe que ce fichier soit, ou non, exploité par la nouvelle société. Tel est l’apport essentiel d’une décision rendue le 7 décembre 2022 par la chambre commerciale de la Cour de cassation.

Rappels sur l’obligation de loyauté du salarié lui interdisant de concurrencer son employeur

Pendant l’exécution du contrat. - Tout salarié doit exécuter loyalement son contrat de travail (c. civ. art. 1104 ; c. trav. art. L. 1222-1). Cette obligation de loyauté implique celle de ne pas se livrer à une activité concurrente à celle de son employeur, pour son propre profit ou pour celui d’un tiers.

La chambre sociale de la Cour de cassation considère en effet que, même en l’absence de clause d’exclusivité, le salarié ne peut, sans commettre de faute, concurrencer son employeur soit directement, soit indirectement, pendant l’exécution du contrat, y compris pendant la durée du préavis, sauf cas de dispense (cass. soc. 21 janvier 1987, n° 84-40673 D ; cass. soc. 1er octobre 1996, n° 93-44978 D). Elle a ainsi jugé, notamment, que pendant l’exécution du contrat de travail, le salarié ne devait pas concurrencer son employeur en créant une entreprise concurrente (cass. soc. 25 novembre 1997, n° 94-45437 D), en exerçant une activité pour le compte d’une entreprise concurrente ou une activité concurrentielle pour son propre compte ou en détournant à son profit et au préjudice de l’employeur sa clientèle (cass. soc. 25 janvier 1995, n° 93-43682 D).

Pour déterminer si un salarié a concurrencé son employeur avant ou après la fin de son contrat de travail, les juges s’attachent à la date de début de l’activité concurrente du salarié. Ainsi, le dépôt de statut d’une entreprise concurrente ou les seuls actes préparatoires à la création d’une société concurrente, pendant l’exécution du contrat de travail, ne sont pas jugés par la chambre sociale comme étant des actes de concurrence tant qu’il n’y a pas une réelle activité professionnelle (cass. soc. 6 janvier 2011, n° 09-65158 D ; cass. soc. 11 février 2015, n° 13-26843 D). Il en est de même si la société constituée par le salarié a été immatriculée pendant le cours du préavis, mais que son exploitation n’a débuté que postérieurement à celui-ci (cass. soc. 23 septembre 2020, n° 19-15513 FSPB).

Des faits qualifiés de concurrence déloyale commis par le salarié au préjudice de l’employeur pendant l’exécution du contrat de travail sont susceptibles de justifier un licenciement pour faute (cass. soc. 22 septembre 2011, n° 10-12201 D).

Après la cessation du contrat. - Sauf s’il est lié par une clause de non-concurrence, le salarié retrouve en principe sa liberté à l’expiration du contrat et l’exercice d’une activité similaire concurrente à celle de son ancien employeur n’est pas fautif. En revanche, les manœuvres constituant une concurrence déloyale sont interdites : dénigrement de l’ancien employeur, volonté de créer une confusion avec celui-ci, etc. (cass. com. 6 novembre 1990, n° 88-15117, BC IV n° 262).

L’employeur peut engager contre un ancien salarié se livrant à de telles manœuvre une action en responsabilité (cass. soc. 28 janvier 2005, n° 02-47527, BC V n° 36) et en concurrence déloyale (cass. com. 1er juin 2022, n° 21-11921 D). La responsabilité du nouvel employeur peut aussi être engagée dans le cadre d’une action en concurrence déloyale fondée sur la responsabilité civile de droit commun (c. civ. art. 1240 et 1241).

Comme l’illustre un arrêt rendu le 7 décembre 2022 par la chambre commerciale de la Cour de cassation, l’ancien employeur peut également engager la responsabilité de la société créée par d’anciens salariés dans le cadre d’une action en concurrence déloyale.

L’affaire : une action en concurrence déloyale exercée par une société à l’encontre de la société concurrente créée par d’anciens salariés

Deux anciens salariés d’une société A exerçant une activité d’administration immeubles, dont le contrat de travail ne contenait pas de clause de non-concurrence ni de clause d’exclusivité, ont participé à la création d’une société concurrente (la société B).

Reprochant à la société B d’avoir illicitement démarché sa clientèle, la société A l’a assignée en concurrence déloyale devant la juridiction commerciale afin d’obtenir une indemnisation.

Elle estimait en effet, d’une part, que la société B avait démarché sa clientèle avant la fin du contrat de travail d’un de ses anciens salariés ayant participé à sa création et, d’autre part, qu’elle avait détourné son fichier clientèle, qui lui avait été transmis par ses anciens salariés, pour démarcher sa clientèle.

La cour d’appel ayant rejeté ses demandes, la société A s’est pourvue en cassation.

La société créée par d’anciens salariés d’un concurrent commet un acte de concurrence déloyale en débutant son activité avant la fin de leurs contrats de travail...

La cour d’appel avait en l’espèce constaté qu’un des anciens salariés de la société A, dont le contrat de travail avait pris fin le 24 février 2017, avait créé en octobre 2016 une société civile immobilière, laquelle avait ensuite acquis un local commercial puis loué ce local à la société B, immatriculée le 16 janvier 2017, dont l'activité était similaire à celle de la société A et qui avait été constituée par la sœur de la compagne de cet ancien salarié. Par ailleurs, un nom de domaine et des adresses de messagerie au nom de la société B et de l’ancien salarié de la société A avaient été créés le 29 janvier 2017 et ce dernier était devenu le président de la société B à compter de juillet 2017.

Mais, pour rejeter les demandes de la société A sur le fondement de la concurrence déloyale, elle avait retenu que la désignation de la société B par des copropriétés alors clientes de la société A n'avait été mise au vote que lors d'assemblées générales organisées à compter du 18 avril 2017 et que, selon le comptable de la société B, les premiers encaissements pour celle-ci n'avaient débuté qu'en juin 2017. Il en résultait, selon elle, que le début d'activité effectif de la société B était intervenu après la fin du contrat de travail du salarié. Ensuite, son contrat de travail ne stipulant pas de clause de non-concurrence, aucune faute, dont la société B se serait rendue complice, ne pouvait donc être reprochée à l’ancien salarié.

Or, pour la société A, les juges du fond auraient dû rechercher si le fait que la société B ait transmis une offre commerciale à l'un de ses clients avant la fin du contrat de travail du salarié, acte qui ne saurait compter parmi les « actes préparatoires à la constitution de la société », ne constituait pas déjà un acte d’exploitation de la société. En effet, selon elle, la réalisation d’actes d'exploitation d'une société concurrente par un salarié avant la fin de son contrat de travail constituait une violation de son obligation de loyauté.

La chambre commerciale de la Cour de cassation accueille les arguments de la société A.

Elle précise que le fait, pour une société à la création de laquelle a participé le salarié d'une société concurrente, de débuter son activité avant le terme du contrat de travail liant ceux-ci, constitue un acte de concurrence déloyale.

La cour d’appel aurait donc dû rechercher si l'envoi par la société B, le 24 février 2017, d'une proposition de contrat de syndic à un membre d'une copropriété cliente de la société A ne constituait pas un acte d'exploitation commis antérieurement au terme du contrat de travail liant le salarié et la société A, constitutif d'une faute.

… mais aussi en détenant des informations confidentielles relatives à l’activité de ce concurrent obtenues par ces anciens salariés pendant l’exécution de leur contrat de travail

La cour d’appel avait ensuite retenu que le transfert à la société B, par les anciens salariés de la société A ayant participé à la création de la société B, de listes de résidences gérées par la société A et de listes des adresses de messagerie électronique des conseils syndicaux de résidences également gérées par cette société, obtenues alors qu'ils en étaient salariés, n'était pas fautif puisqu’il n’était pas prouvé que ces informations avaient été exploitées, par un moyen fautif, par ces anciens salariés de la société A.

Or, pour la société A, le seul détournement du fichier clientèle d'un concurrent pour démarcher sa clientèle constituait un procédé déloyal ; les juges du fond avaient ainsi ajouté à tort une condition à la caractérisation d'un procédé déloyal rendant le démarchage fautif, en exigeant une exploitation des informations détournées par un moyen fautif.

Là encore, la Cour de cassation accueille les arguments de la société A.

Elle considère en effet que le seul fait, pour une société à la création de laquelle a participé l'ancien salarié d'un concurrent, de détenir des informations confidentielles relatives à l'activité de ce dernier et obtenues par ce salarié pendant l'exécution de son contrat de travail constitue un acte de concurrence déloyale.

L’arrêt est donc cassé et l’affaire est renvoyée devant une autre cour d’appel pour être rejugée.

Cass. com. 7 décembre 2022, n° 21-19860 FB https://www.courdecassation.fr/decision/63903c8a0f8a5205d45d7c91